Soudan
Je ne me souviens pas non plus de ma naissance, mais je me rappelle bien du ventre de ma mère que je pétrissais pour faire venir le lait que je tétais goulûment.
Ca m’arrive encore quelquefois, pas de téter, de pétrir bien sur, une couverture, un coussin, n’importe quoi de moelleux. C’est ma " madeleine " à moi, le souvenir du ventre doux de ma mère et de son lait chaud qui me faisait m’endormir heureux.
J’ai grandi chez des humains, auprès de mes frères et sœurs de toutes les couleurs. Maman nous apprenait à repérer des proies et à les attraper, à nous faire respecter, à être impressionnants en faisant le gros dos, elle nous apprenait aussi à bien faire notre toilette, à faire nos besoins toujours au même endroit. Elle nous apprenait aussi à vivre en bonne intelligence avec les autres habitants de la maison. Quand nous dépassions les bornes, maman nous mettait une tape sur le nez, et croyez-moi, après ça, on filait droit.
J’ai eu une enfance sans histoire, sans problème. Quand j’ai été assez grand (quand j’ai arrêté de téter ma mère en fait), deux humains que je ne connaissais pas sont venus à la maison, ils nous ont regardés, nous les membres de la petite fratrie et ils ont dit : " oh, celui là, le tout noir, qu’il est joli, on dirait une panthère miniature ".
Moi, j’étais tout fier d’être l’objet de leur admiration, alors j’ai fait comme maman m’avait dit, je suis allé vers eux, je me suis frotté contre leurs jambes, j’ai poussé des petits cris. Ils m’ont pris dans leurs bras, ils m’ont caressé, ils me parlaient gentiment. On est restés comme ça un petit moment, puis ils m’ont mis dans une boite avec une grille et ils m’ont emmené.
Nous sommes arrivés sur un autre territoire, ils ont ouvert la grille. Je suis sorti tout doucement. Je peux vous dire que je n’étais pas fier. Que des odeurs inconnues, plus de frères, ni de sœurs, ni de maman, ni d’humain connu, c’était la trouille totale.
J’ai commencé par longer un mur en rampant presque, je n’étais pas tranquille, mais les deux nouveaux humains m’encourageaient, ils riaient de me voir si timide.
Très vite, ils ont posé devant moi une assiette de nourriture et un bol d’eau (un bol ! ils me prenaient pour un piaf ou quoi ?), ça m’a redonné des forces, je me suis d’abord dépêché de manger, puis je me suis souvenu que j’étais tout seul, que personne n’allait venir finir ma gamelle, alors j’ai été assez content.
La première nuit est arrivée et j’étais moins content. C’est pas drôle d’être tout seul avec des humains car la nuit, ils dorment. J’ai un peu exploré le nouveau territoire puis je me suis discrètement glissé au pied du lit et ils m’ont laissé faire.
Ma vie est devenue différente mais pas mal tout de même. Mes humains s’absentaient toute la journée, mais comme je dormais la plupart du temps, ça ne m’ennuyait pas trop. Quand ils rentraient, ils me saluaient, jouaient avec moi, s’amusaient à me regarder faire le pitre. J’étais leur " petit clown ", ils riaient en agitant toutes sortes de petits objets sous mon nez.
Ma fratrie me manquait bien un peu de temps en temps, mais j’étais traité comme un petit prince, alors, ça méritait bien quelques efforts.
Il y en avait d’autres de mon espèce dehors, je me suis dit qu’il fallait que je cesse de me comporter comme un bébé, qu’il fallait que je dise à tous qu’ici c’était mon territoire. J’ai commencé par me frotter partout, sur les meubles, les objets, les humains.
Un jour, j’ai pissé sur un coussin, juste pour que tout le monde sache qu’il était à moi. Les humains ont enlevé le coussin, alors j’ai commencé à pisser à d’autres endroits de mon territoire, les humains passaient derrière, mettaient un produit qui me donnait l’impression qu’il y avait un intrus sur mon territoire, alors je pissais à nouveau, pour recouvrir l’odeur.
Les humains s’énervaient, je ne comprenais pas pourquoi, ils criaient en me regardant, ils me menaçaient, quelquefois même, ils me claquaient l’arrière train. L’époque des rires et de la douceur était bien finie, croyez-moi. Je me demandais sans arrêt pourquoi ils me chassaient du lit maintenant.
Ils ont commencé à m’enfermer dans une seule pièce quand ils s’absentaient toute la journée. Je m’ennuyais un peu, mais je continuais à dormir la plupart du temps.
Le soir, j’étais content de les retrouver, mais eux, ils jouaient de moins en moins, ils râlaient presque tous les soirs et ce n’était vraiment pas drôle.
Un soir, ils m’ont mis à nouveau dans la boite avec une grille, mais elle me semblait beaucoup plus petite qu’avant. Je n’ai rien dit, même si je ne comprenais plus vraiment mes humains ni ce qu’ils voulaient, c’était mes humains.
La boite tanguait, j’étais un peu ballotté, je ne disais rien, j’attendais. A un moment, ils ont posé la boite par terre et ils ont ouvert la grille, je suis sorti tout doucement, on était " dehors ", de l’autre côté de la fenêtre, en tout cas, je reconnaissais les odeurs.
Ca m’a foutu une trouille de tous les diables, je me suis retourné, les humains ont refermé la grille, je ne pouvais plus entrer dans la boite. L’un des deux m’a tourné le dos et a commencé à s’éloigner, l’autre à agité les bras en faisant "pssssshhhht, vas t’en, t’es libre" puis il est parti aussi.
Je me suis assis, je ne comprenais pas ce que j’étais censé faire. J’ai un peu attendu puis, voyant qu’ils ne revenaient pas et que la nuit commençait à tomber, je me suis inquiété.
Je sentais des odeurs inquiétantes, j’entendais des bruits inquiétants, je percevais des mouvements furtifs inquiétants et je commençais à avoir faim.
J’ai appelé, un peu, beaucoup. Un mâle de mon espèce est venu, il a craché sur moi, j’ai filé dans un buisson. Je vous jure qu’il n’avait pas l’air de plaisanter. Je suis resté plusieurs heures roulé en boule à même la terre, les oreilles aux aguets et l’estomac dans les talons.
Quand j’ai compris que mes humains n’allaient pas revenir me chercher, j’ai décidé d’explorer mon nouveau territoire. J’avais tellement faim que c’était insupportable. J’essayais de me souvenir de ce que maman m’avait appris, mais depuis le temps que les humains me nourrissaient, j’avais oublié comment on chasse.
Les premiers jours et les premières nuits, j’étais en enfer, j’avais faim tout le temps, les membres de mon espèce me chassaient ou pire, me battaient quand je n’en pouvais plus de m’enfuir, j’ai appris à connaître (et à craindre) les chiens. La première fois qu’il a plut, je n’avais pas d’abri, j’ai été mouillé et j’ai eu atrocement froid après.
Les humains que je croisais me chassaient la plupart du temps, ils défendaient leurs propres chats contre moi, j’entendais des "file d’ici sale chat", "quelle horreur, un chat noir", "va pisser ailleurs vermine", "si tu attaques encore mon minet, je te tue".
J’ai découvert qu’on pouvait entrer se mettre à l’abri là où les humains garent leurs dangereux véhicules. A partir de ce moment, j’ai décidé que cette étendue de béton était aussi mon territoire. C’était parfait, à l’abri du vent, de la pluie, des chiens. J’apercevais des humains mais je restais caché. Je tolérais la présence d’une petite femelle de mon espèce, noire comme moi, mais avec une jolie fourrure longue.
Un jour, j’ai trouvé un petit tas de croquettes près d’un véhicule, je me suis régalé. Le plus beau, c’est qu’il y en avait à nouveau le lendemain, puis le surlendemain, et tous les jours qui ont suivi. J’ai pris l’habitude de traîner dans le coin et j’ai repéré deux humains qui laissaient les petits tas, j’ai commencé à me montrer un peu, prudent quand même, mais ils ne criaient pas, ils ne me chassaient pas, ils me parlaient.
Chaque jour, j’ai pris l’habitude d’attendre mes nouveaux humains, chaque jour je m’en approchais d’avantage, ma petite femelle noire n’osait pas trop se montrer, elle restait à distance. Moi, je prenais mes aises, quand j’apercevais mes humains, je les saluais d’un miaulement. Un jour, l’un d’eux m’a caressé le crane, j’ai cru m’évanouir tellement c’était bon, j’avais presque oublié à quel point c’était doux.
Les humains et moi, on est devenus assez copains, ils m’appelaient en arrivant, je venais les voir et chercher quelques croquettes et quelques caresses.
Un soir, je chassais sur mon territoire extérieur, un humain se promenait avec son chien, il m’a vu, il a crié des ordres au chien (les chiens aiment trop les humains, et parfois, les humains les rendent cinglés), le chien s’est jeté sur moi et m’a attrapé la cuisse. J’ai réussi à lui échapper et à m’enfuir, mais j’avais affreusement mal, je suis allé me réfugier dans mon territoire de béton.
Le lendemain, l’un des humains-aux-croquettes m’a vu, s’est approché de moi, j’ai senti qu’il ne me voulait aucun mal, je l’ai laissé me prendre dans ses bras. L’humain m’a emmené à l’intérieur, m’a donné à manger et à boire, m’a emmené voir un autre humain qui m’a manipulé, j’étais confiant, ces humains là n’étaient pas agressifs.
L’humain aux croquettes m’a ramené dans son territoire, il me parlait, me caressait, je ronronnais, tous mes souvenirs de ma vie d’avant me revenaient peu à peu. Je me rappelais la chaleur, le moelleux, la tendresse, la nourriture abondante.
Quelques jours ont passé puis les humains ont ouvert la porte qui mène au reste de leur territoire. Croyez-le ou non, ils vivent avec 3 autres chats ! Il y a une mamie qui veut seulement qu’on lui fiche la paix et qu’on lui laisse la priorité avec les humains, une plus jeune qui se considère comme le chef (et elle a les bons arguments pour être le chef) et un jeune très sympa qui est en train de devenir mon pote.
Si vous saviez ce que c’est bon de dormir à poings fermés, d’être au chaud et au sec, de ne plus avoir faim. Je n’ai qu’un chagrin : j’espère que ma petite amie noire s’en sort, j’espère qu’elle s’est trouvé des humains elle aussi.
Je vais vous dire, je sais que certains humains prétendent que nous, les chats noirs, nous portons malheur, mais moi, j'ai bien l'impression que c'est souvent eux qui nous collent la poisse.
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